3 questions à ... Céline Choain et Xavier Romatet

Les résultats de l’étude Nouveaux Modèles Economiques de la mode, viennent d’être révélés. Cette réflexion stratégique portant sur les clés de succès des entreprises de la mode a été menée collectivement par les Fédérations de la mode et financé par le DEFI. A leur demande, les experts du cabinet de stratégie Kea & Partners et de l’IFM ont interrogé 40 entreprises françaises et étrangères et analysé plus de 300 marques afin de mettre en lumière leurs stratégies et leurs fondements opérationnels et financiers. Céline Choain, senior partner chez Kea & Partners, et Xavier Romatet, directeur général de l’Institut Français de la Mode, dévoilent quelques éléments de ce travail d’ampleur.

Quels sont les objectifs de cette étude et dans quel contexte a-t-elle été menée ?

– Xavier Romatet : L’industrie de la mode a vu éclore, ces dernières années, une multitude de nouveaux modèles en France et à l’international. Les technologies, le digital, ont modifié les structures de distribution notamment. On a également vu apparaître une pléthore de nouveaux acteurs… Il était donc nécessaire de se pencher sur les facteurs expliquant leur émergence et les caractéristiques de ces nouveaux business models.

– Céline Choain : Cette étude est un travail de réflexion mené pour l’ensemble des fédérations et donc de la filière mode. C’est un bien commun pour tous, ce qui est assez singulier. Le projet a été lancé en janvier 2020 avec la volonté de balayer tous les types de modèles pour les segments de marché. Les entretiens avec les dirigeants d’entreprises et les analyses avaient débuté avant le confinement. Notre objectif étant d’achever l’étude mi-avril. Tout naturellement, dès la mi-mars, nous avons intégré à nos entretiens des questionnements liés à la crise de la Covid-19, avec une mise en avant, notamment, des facteurs de résilience.

Dans cet environnement plus que jamais incertain quels sont les paramètres essentiels à prendre en compte pour entreprendre dans mode ?

– Céline Choain : Le mot incertain est essentiel. On le sait, le monde est complexe, ambigu. Et la crise de la Covid-19 a amplifié cette situation et remis certains fondamentaux comme la gestion du cash, l’excellence opérationnelle, l’agilité des organisations et la variabilisation des coûts, au cœur des réflexions des dirigeants d’entreprises de mode. L’étude met aussi en lumière des prérequis pour tous : assumer une vraie singularité dans la proposition de valeur, développer le contenu de marque au-delà du produit, avoir un engagement authentique en matière de RSE, partir le plus vite possible à l’international, accélérer la digitalisation des modèles de vente mais également des opérations.

– Xavier Romatet : Pour moi, cette étude souligne trois éléments majeurs. Ceux qui se sortent le mieux de la crise, sont ceux qui ont des modèles équilibrés. La vitesse d’exécution est aussi essentielle et pour cela l’agilité est nécessaire. Il faut ainsi raccourcir les systèmes d’organisation, se rapprocher du client, du sourcing, resserrer les délais d’approvisionnement… Cette souplesse permet de mieux anticiper et réagir. Enfin, l’hybridation est incontournable : entre points de vente physiques et stratégie digitale, circuits longs et courts, produits récurrents et nouveaux…

L’étude met notamment en lumière trois sujets essentiels : la RSE, le digital, la data. Quels sont les enjeux liés à ces thèmes ?

– Céline Choain : La RSE est la thématique identifiée comme prioritaire par les entreprises et cela quelles que soient leur taille, leur maturité et leur modèle. Pour certaines marques, c’est une raison d’être, pour d’autres, un élément devenu clé dans la stratégie. De nombreux chantiers sont d’ores et déjà lancés pour tous, en particulier sur la dimension environnementale : éco conception, transparence, évolution des procédés, conditions de fabrication, upcycling… Post crise, les plans de route semblent pérennes avec un volet « social » qui prend une nouvelle dimension.

– Xavier Romatet : La RSE est, en effet, au cœur des évolutions de 100 % des entreprises que nous avons interrogées. Et 82 % d’entre-elles considèrent qu’elles ont progressé dans ce domaine au cours des dernières années. Ce n’est donc pas un sujet d’actualité ou de communication mais un enjeu structurel intégré au business model. C’est important de le souligner car cela montre une réelle prise de conscience même si l’on note encore des problèmes d’exécution.

En ce qui concerne la digitalisation, il ne faut pas la limiter au e-commerce. Le digital est au centre de tous les processus de conception, fabrication, distribution, communication… Bien entendu, on constate des différences de maturité dans ce domaine liées, notamment, à la nature des entreprises. La crise a évidemment catalysé le développement de la digitalisation : avec la fermeture des magasins physiques, le e-commerce est devenu la seule façon de garder le contact avec les consommateurs qu’ils soient déjà aficionados à l’achat en ligne ou au contraire nouveaux « venus ». Le point positif de cette digitalisation forcée est qu’elle a permis à de nombreuses marques de conquérir de nouveaux clients. L’enjeu aujourd’hui est de ne pas perdre ce qui a été gagné ! D’où le besoin d’une réflexion globale en la matière. L’étude montre ainsi que digital rime aussi avec communauté. Il faut la construire pour qu’elle soit engagée et interagisse et qu’elle ne soit pas constituée uniquement de « fans » mais bien de clients. Pour atteindre ces objectifs, il faut des ingrédients que certaines entreprises ont et d’autres pas, comme la personnalité du designer. Globalement, il est nécessaire de savoir raconter des histoires et de sortir d’une stratégie entièrement axée sur le produit. Le story telling permet d’embarquer le consommateur dans un imaginaire et de le faire basculer vers l’achat. C’est un processus long et compliqué à mettre en place mais incontournable.

– Céline Choain : La crise a été un véritable accélérateur des choix en matière de digital notamment dans les structures les plus traditionnelles. Elles se sont rendu compte que, finalement, tout était possible. Par exemple, le ship-from-store ou le drive qui, il y a encore peu, semblait compliqué à mettre en place s’est déployé en mode pilote avec des solutions techniques plus légères et des équipes prêtes à travailler dans un esprit test and learn. Désormais, le statu quo est impossible. Et c’est le cas aussi pour la data. Il est urgent de la désacraliser et de cibler ! Le secteur a toujours possédé de la data, endogène ou exogène : il ne part pas de zéro. La vraie problématique est de l’analyser pour enrichir les prises de décision. Un des champs d’application est le pilotage de la valeur client. Les dirigeants que nous avons interrogés en sont conscients puisque 100 % d’entre eux disent que c’est un sujet stratégique. Malheureusement, seulement 12 % de ces dirigeants reconnaissent s’être véritablement engagés sur le chemin du traitement et de l’optimisation des données.

– Xavier Romatet : Céline a raison. Le problème de la data n’est pas technologique. La question à se poser est « Qu’est-ce que j’en fais ? ». Les marques, les entreprises doivent connaître leurs clients, les réguliers comme les ponctuels. On ne peut plus se contenter de pousser les produits sur les sites et dans les boutiques. Aujourd’hui le consommateur a le choix et le pouvoir, il faut donc entretenir avec lui une relation directe qui permet de le comprendre, de répondre à ses attentes. Et la data est là pour ça. Les entreprises doivent écarter les freins techniques. Les chiffres n’ont, en effet, aucun intérêt si on ne les fait pas parler. La data doit donc être envisagée non pas sous l’angle technologique mais bien sous celui du bon sens marketing !