3 questions à Paul Mouginot
Co-fondateur de la start-up stabler.tech

Ce diplômé de CentraleSupélec et de l’ESCP Business School est un expert de la culture numérique et de l’innovation digitale, sujets qu’il enseigne à l’IFM. Cet « ingénieur-artiste » a créé en 2019, le studio aurèce vettier, et se lance dans une nouvelle aventure, stabler.tech, entreprise spécialisée dans l’extraction de données. L’occasion de faire le point avec lui sur l’usage et l’utilité de la data dans l’univers de la mode.
Comment l’intelligence artificielle peut-elle aider les marques de mode ?
De plus en plus de marques de mode utilisent l’intelligence artificielle (IA) et cela de différentes façons. En effet, l’IA -et plus largement la data- peuvent être employées avec profit à toutes les étapes de la chaîne de valeur d’une maison de mode. Cela commence dès le travail créatif par la constitution de moodboards conçus à partir de signaux numériques : textes, images, sons… Ces éléments peuvent servir à entraîner des modèles -notamment des GAN (Generative Adversarial Networks) permettant de générer une sorte de quintessence qui n’est ni de l’appropriation culturelle, ni du copier/coller en provenance d’autres designers –par exemple. Ce sont néanmoins des outils complexes à créer car il faut collecter énormément de données. C’est le cœur de métier de ma nouvelle entreprise : stabler.tech, que je créée avec mes associés Anis Gandoura et Romain Hévin. L’IA peut également permettre de construire un plan de collection plus pointu, sur la base de données de ventes, de stocks ou encore de données en provenance des offres concurrentes. Si la collecte de ces données à très grande échelle, de manière régulière, est déjà une activité plutôt compliquée, leur traitement pour en extraire des enseignements pertinents est, lui, encore plus ardu. Et jusqu’alors, il était accessible uniquement à de grandes entreprises qui avaient les moyens de mettre en place les infrastructures nécessaires. Aujourd’hui, grâce à des technologies comme le no-code, l’open source ou des plateformes dédiées en lignes, on observe une véritable démocratisation de ces technologies, pouvant ainsi apporter beaucoup de sérénité aux marques dans leurs calculs prédictifs sur les ventes, ou la modélisation des courbes de demande pour leurs produits. L’IA est aussi un moyen d’aller vers une meilleure expérience client sur les sites e-commerce, en aidant à générer des descriptions produits plus raffinées, plus agréables à lire, grâce notamment, à des algorithmes tels que GPT-3. Récemment et dans un autre domaine, j’ai utilisé cet algorithme pour écrire un livre de poésie.
Où en sont les entreprises françaises en matière de traitement de la data ?
De nombreuses entreprises ont mis à profit la difficile période de la pandémie et du confinement pour réfléchir à ce sujet. Elles ont pu prendre le temps de s’équiper en outils de gestion des données -bases de données, PIM, outils de data science- leur permettant de les stocker et de commencer à en tirer des messages. Elles avaient parfois du retard dans ce domaine et beaucoup d’entre elles ont réussi à le rattraper. Certes, elles ne sont pas au même niveau selon leur taille et leurs moyens mais il y a des avancées intéressantes. Hors du monde de la mode, l’enseigne Leroy Merlin, par exemple, a déjà communiqué dans ses magasins sur le fait qu’elle collecte chaque jour 20 000 prix pour vérifier la compétitivité de son offre. Elle semble disposer de ses propres machines d’extraction mais aujourd’hui, les plus petites structures sont contraintes de faire appel à des experts externes pour ce type de missions. La data est importante car elle sert à capter efficacement les évolutions du marché, des attentes, des besoins, des demandes. On le voit avec la marque chinoise Shein qui est capable, grâce à elle, de lancer une capsule dès l’émergence du signal faible d’une tendance. Mais tout le monde, heureusement, n’a pas envie d’être Shein ! On peut s’armer dans ce domaine avec des ambitions plus éco-friendly. Car être bien informé dans la mode, permet de savoir ce qui se vend le mieux, par exemple et d’éviter d’entrer dans une logique de sur-production. Et c’est sécurisant. On peut ainsi développer des gammes adaptées aux attentes qui permettent, en parallèle, de financer des capsules, des petites folies, de laisser la place à la créativité sur des lignes particulières. Car rien ne remplacera jamais la sensibilité humaine. Il ne faut surtout pas être esclave du medium ou de la technologie.
Votre studio aurèce vettier marie algorithmes, intelligence artificielle et création artistique. Est-ce que cela peut inspirer les marques de mode ?
La question du lien entre la technologie et la création ne date pas d’hier. Ainsi le compositeur Iannis Xenakis, dans les années 50, a utilisé les plans de Le Corbusier pour écrire des partitions pour certains de ses opéras. Dans les années 60, Sol LeWitt conçoit sa peinture selon des approches algorithmiques… aurèce vettier explore les conséquences de ces recherches fondamentales dans l’histoire de l’art, et fait levier sur des outils récents afin de trouver des formes nouvelles. Le nom même du studio, aurèce vettier est issu de cette démarche. Il a été généré à partir des noms des artistes, auteurs, scientifiques qui m’inspirent depuis longtemps -femme et hommes. Cette démarche, ce fonctionnement peut être appliqué dans un contexte de création de mode. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de travailler avec des marques de ce secteur. J’ai ainsi créé, à l’occasion des 100 ans de Gucci et de la publication du livre rétrospectif Futura Proxima par A Magazine Curated By, une bouteille de parfum imaginaire et la description d’une fragrance fantasmée. D’autres projets d’envergure sont en cours, notamment dans le domaine du design. A mes yeux, la collaboration la plus intéressante dans la mode pour le moment est celle de l’artiste américain Robbie Barrat, connu pour utiliser l’intelligence artificielle, et d’Acne Studios autour de la collection hommes automne hiver 2021. Les silhouettes étaient étonnantes avec l’introduction d’asymétries et de textures surprenantes. Tout l’enjeu dans ce type d’approche est de ne pas remarquer l’utilisation de l’AI. Il faut qu’elle soit utilisée comme un exhausteur d’idées. Je ne suis pas un ingénieur qui croit au pouvoir de la machine parfaite qui sait tout et résout tout, je pense que les algorithmes doivent surtout nous stimuler, créer des ponts et aider à trouver de nouvelles voies.