3 questions à Daniel Harari
Président Directeur Général du groupe Lectra

Créé il y a près de 50 ans, le groupe Lectra propose une offre unique qui combine des équipements de découpe connectés, des logiciels, des solutions d’analyse de données et des services associés qui apportent plus d’agilité et d’efficacité à chaque étape des processus de fabrication, de la conception à la production, notamment pour le secteur de la mode. Daniel Harari, son Président-Directeur général, est un fin observateur des évolutions de ce marché et de l’impact des nouvelles technologies. Il partage son point de vue sur la situation de notre industrie aujourd’hui mais aussi sur ses mutations à venir.

Quelles sont les évolutions des marchés mondiaux de l’habillement ?

Pour moi, nous sommes à la croisée des chemins et il y aura, dans les années qui viennent, des gagnants et des perdants. Les entreprises du secteur de l’habillement qui ont choisi de sourcer loin et notamment en Asie, pour privilégier une politique de prix bas vont être mises à mal. En effet, il n’y a pas de deuxième Chine. Le pays représente 45 % de la production mondiale dans le secteur de l’habillement. Le Vietnam, qui la suit, représente seulement 7 % et il est au maximum de ses capacités. La Chine est donc irremplaçable. Or, elle se referme. Son marché intérieur grandit et, en même temps, ses prix de vente augmentent. Désormais, quand une marque va essayer de négocier avec son sous-traitant chinois, elle ne pourra rien obtenir, car ce fournisseur gagne plus en vendant localement. Les vêtements vont continuer à être fabriqués en Chine, mais leurs prix vont donc augmenter. La donne est ainsi en train de changer au profit des entreprises du secteur qui ont fait le choix d’un sourcing de proximité, qui ont développé l’image de marque, la valeur, mais aussi les ventes en multicanal qui mixent réseau de boutiques et commerce en ligne. 

Quelles sont les solutions Lectra par contrer la crise ?

Nos solutions aujourd’hui sont essentiellement vertes. Notre objectif est de réduire l’utilisation de la matière : cela permet de maîtriser les coûts mais aussi la consommation de CO2. Cela commence par le remplacement des prototypes physiques par des prototypes virtuels qui ont également pour avantage d’éviter les coûts d’expédition. Cette optimisation de la matière passe aussi par nos logiciels qui planifient la production et adaptent la découpe selon le meilleur placement possible. On économise ainsi 10 à 20 % de chutes en moyenne, soit 2 à 4% % de matière et on réduit les déchets de 10 à 20 %. Nous poussons à l’extrême cette idée de l’optimisation qui allie économie et démarche verte. Autre combat : faire basculer le secteur dans un modèle de fabrication à la demande. Soit, ne fabriquer que quand on a des commandes. Cela peut être des commandes de consommateurs pour des vêtements sur-mesure ou personnalisés, mais pas seulement. Les entreprises qui fonctionnent en B2B sont aussi concernées en ne faisant fabriquer que quand elles reçoivent les commandes fermes de leurs revendeurs et de leur réseau de distribution. Nos délais de fabrication sont très courts, ce qui leur permet d’être très réactives. Cela favorise la trésorerie et évite les invendus. Nos technologies dans ce domaine sont très efficaces. Nous les avons mises sur le marché en 2018 et nous n’avons, depuis, cessé de les perfectionner. Nos investissements, lors du lancement en 2018 pour la recherche et le développement se sont élevés à 20 millions d’euros et représentent aujourd’hui un montant de 30 millions. 

Intelligence Artificielle, métavers, data… comment voyez-vous l’arrivée de nos industries dans un monde 4.0 ?

Nous avons décidé, en 2017, après deux années intenses d’études, de devenir un acteur majeur de l’industrie 4.0 avec des logiciels et des équipements connectés. Le concept d’« industrie 4.0 » a été initié en Allemagne pour décrire l’industrie du futur. Elle intègre tout ce qui se passe depuis le site de création jusqu’au point de vente, en passant bien sûr par l’usine qui retrouve un rôle central et qui peut tenir compte des desiderata de tous les acteurs. Chez nous, l’essor de l’industrie 4.0 s’illustre tout particulièrement par l’utilisation de nouvelles technologies comme l’Internet des objets, notamment pour nos découpeurs connectés. Nous avons intégré des capteurs dans nos équipements il y a 15 ans et nous comptons aujourd’hui 7 600 découpeurs connectés dans le monde. Ces capteurs analysent le comportement de la matière, plus ou moins prédictible, et donnent des instructions au cerveau de la machine en temps réel afin d’adapter le plan de coupe. Ils communiquent aussi des informations à nos centres d’expertise. Il s’agit là de big data. Nous récoltons ainsi beaucoup de données et les analysons pour faire de la maintenance préventive, aider nos clients à optimiser leur production et faire évoluer nos offres. On est, là aussi, en plein dans l’intelligence artificielle qui, depuis 5 ans, guide 100 % de notre développement. Pour moi, l’industrie 4.0 sera une réalité forte en 2030 pour le secteur de la mode qui n’est pas encore aussi avancé que celui de l’automobile – un marché qui représente une part importante de notre activité. Une fois pleinement mise en place, l’industrie 4.0 permettra de protéger le secteur de la mode en réduisant les risques notamment ceux liés aux cycles de fabrication. Pour ce qui est du métavers, je suis plus sceptique. Je le compare à l’impression 3D dont on parlait beaucoup dans la mode il y a quelques années. Le résultat était intéressant pour un défilé, mais dans la réalité, les vêtements produits étaient impossibles à commercialiser, car bien trop lourds. Il y a une excitation autour du métavers et des NFT et nous ne sommes pas encore au sommet de ce phénomène. Quand nous atteindrons le pic, il y aura une descente, l’explosion des bulles financières, et donc une forme de déception et d’éloignement. Cela va permettre à ces technologies d’évoluer plus paisiblement, loin de toute spéculation. Et dans une dizaine d’années, elles seront plus au point, mieux ciblées. En somme, je pense que le métavers n’est pas essentiel aujourd’hui, mais qu’il le sera sans doute dans un avenir plus lointain.